Rupture brutale de relations commerciales établies : la nature de l’action en débat devant la CJUE
Le débat qui agite doctrine et jurisprudence sur la nature contractuelle ou délictuelle de l’action en rupture brutale des relations commerciales continue de faire rage en doctrine et en jurisprudence.
Deux arrêts récents de la Cour de cassation relancent en effet cette controverse, qui peut avoir des conséquences très pratiques sur les relations commerciales entre deux entreprises, en particulier lorsqu’elles sont établies dans deux pays différents.
Possibilité d’invoquer le régime français de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, loi applicable au litige, juridiction compétente pour indemniser le préjudice subi, autant de questions que peuvent se poser les entreprises victimes d’une rupture brutale de relation commerciale, et dont les réponses pourraient varier en fonction de la qualification de cette action.
Retour sur ces décisions récentes et leurs implications pratiques.
La nature de l’action en rupture brutale des relations commerciales établies fait l’objet d’une controverse nourrie en doctrine, alimentée par des décisions de jurisprudence contradictoires selon que le litige se place dans l’ordre interne, européen ou international.
En droit français, l’action en indemnisation engagée sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce ne fait l’objet d’aucune controverse : elle est rattachée aux pratiques restrictives de concurrence et relève, par principe, du régime de la responsabilité extracontractuelle.
En revanche, dans un contexte européen, cette qualification s’avère plus incertaine.
Par deux arrêts rendus en 2025, la Cour de cassation est venue, d’une part, confirmer sa position pour les litiges extracommunautaires et, d’autre part, relancer le débat sur ce sujet pour les litiges européens, en saisissant la CJUE d’une question préjudicielle dont la réponse pourrait être déterminante.
Ces deux arrêts sont l’occasion d’un bref rappel sur la question de la nature d’une action en rupture brutale des relations commerciales, qui varie selon que le litige se déroule dans l’ordre interne (1), international (2) ou européen (3).
1/ En droit interne : une nature délictuelle qui ne fait pas débat
La position de la Cour de cassation est claire lorsque la relation commerciale qui a été rompue sans préavis, ou avec un préavis d’une durée insuffisante, concernait deux parties françaises.
Dans une telle situation, la Cour de cassation considère que la responsabilité de l’auteur de la rupture est de nature délictuelle, de sorte que les règles de compétence territoriale sont celles qui trouvent à s’appliquer en telle matière[1].
2/ En droit international : une transposition des règles applicables aux litiges internes
Dans un arrêt de sa première chambre civile du 12 mars 2025[2], la Cour de cassation confirme tout d’abord que, dans un litige de rupture brutale opposant un justiciable français à un justiciable extracommunautaire, la compétence de la juridiction se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne, soit en application de l’article 46 du Code de procédure civile.
Surtout, elle rappelle que l’action fondée sur l’article L. 442-1, II du Code de commerce est de nature délictuelle, y compris lorsqu’elle intervient dans le cadre d’une relation contractuelle tacite de nature internationale.
3/ En droit européen : un débat relancé devant la CJUE
La jurisprudence européenne, elle, n’offre pas une ligne aussi claire.
Dans l’arrêt Granarolo[3], la Cour de justice de l’Union européenne avait estimé que l’action en rupture brutale de relations commerciales établies était de nature contractuelle, dès lors qu’il existait une relation contractuelle, même tacite, entre les parties.
L’arrêt Wikingerhof[4] semblait, selon certains auteurs, esquisser un potentiel revirement de jurisprudence, la Cour ayant retenu que, lorsqu’un demandeur invoque la violation d’une obligation légale et qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le contenu du contrat pour apprécier le caractère licite du comportement reproché, l’action était de nature délictuelle.
La Cour était saisie d’une question préjudicielle de la Cour fédérale de justice allemande, dans une affaire où la société Wikingerhof, qui exploitait un hôtel, se plaignait d’un abus de position dominante de la société Booking dans le cadre de leur relation contractuelle.
Cette dernière invoquait l’application d’une clause attributive de juridiction insérée dans le contrat.
La CJUE avait répondu que l’action était délictuelle, après avoir rappelé que la nature de l’action est contractuelle s’il est indispensable d’interpréter le contrat pour apprécier la licéité du manquement reproché, et délictuelle si l’action est exclusivement fondée sur la violation d’une obligation légale.
Certains auteurs avaient considéré que, par cette décision, la CJUE se ralliait à la position de la Cour de cassation : puisque l’action en rupture brutale des relations commerciales était exclusivement fondée sur une violation de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, c’est qu’elle était nécessairement délictuelle.
C’est dans ce contexte incertain que la Cour de cassation a, dans un arrêt du 2 avril 2025[5], demandé à la CJUE si, à la lumière de l’interprétation qui avait été faite de son arrêt « Granarolo », elle considérait désormais que l’action en rupture brutale des relations commerciales est une action délictuelle.
La réponse de la CJUE est attendue avec impatience, mais certains auteurs excluent d’ores et déjà un revirement, rappelant que, dans son arrêt « Wikingerhof », la Cour n’a pas indiqué qu’elle entendait revenir sur son arrêt « Granarolo », comme elle le fait d’ordinaire lorsqu’elle revient sur sa jurisprudence.
4/ Enjeux pratiques
La question posée à la CJUE dépasse le cadre d’un simple débat théorique : elle soulève des enjeux concrets majeurs pour les opérateurs économiques impliqués dans des relations commerciales transfrontalières.
L’incertitude actuelle sur la nature juridique de l’action fragilise la sécurité contractuelle, complique la prévisibilité des risques et expose les entreprises à un aléa contentieux difficile à anticiper et maîtriser.
La réponse attendue de la CJUE aura des répercussions déterminantes sur :
- La compétence juridictionnelle des juridictions invitées à trancher ces litiges ;
- La loi applicable à de telles actions ;
- L’efficacité des clauses contractuelles (attributives de juridiction, choix de loi) dans le cadre d’une relation commerciale européenne ;
- Et, plus largement, le régime de responsabilité mobilisable par la victime de la rupture.
Autrement dit, cette clarification pourrait marquer un tournant décisif, en redéfinissant durablement le cadre juridique des ruptures brutales de relations commerciales établies dans l’espace européen.
[1] Cass. Com. 6 février 2007, n°04-13.178 ; Cass. Com. 20 mai 2014, n°12-26.705.
[2] Cass. Civ. 1. 12 mars 2025, n°23-22.051.
[3] CJUE, 14 juillet 2016, aff. C-196/15, Granarolo SpA c. Ambrosi Emmi France SA.
[4] CJUE, 24 novembre 2020, aff. C-59/19, Wikingerhof
[5] Cass. Civ. 1. 2 avril 2025, n°23-11.456